Jacques Damase Editeur (1978) par Yve-Alain Bois |
L'erreur providentielle de Mussolini, coup de force en ce sens qu’elle lui permit de prendre et de conserver le pouvoir politique, grotesque méprise en ce qu’elle précipita sa chute, fut de fonder son autorité sur la nature théâtrale, spectaculaire, de ce pouvoir. L’extraordinaire force rhétorique des médias, la logorrhée boursouflée du régime ne visait qu’à solidifier une façade emblématique qui recouvrait efficacement une réalité fragile. Mais le leurre n’était pas que de propagande et l’histrion se perdit à son propre piège. Dans tous les domaines - que ce soit l’économie, l’éducation ou la politique étrangère -, Mussolini préféra toujours le masque, car il lui permettait de gonfler sa stature, à l’analyse (même cynique) des contradictions du réel. Le fascisme devait son succès, auprès surtout de la petite bourgeoisie frustrée, parce qu’en l’enrôlant dans ses appareils d’état multipliés et atomisés, il lui donnait l’illusion de pouvoir contrôler les diverses cellules corporatives qu’elle constituait, mais aussi de participer océaniquement au grand Tout de l’unité nationale. Cependant, alors qu’un Machiavel pouvait rendre ce bluff efficace, en opposant à cette diversité planifiée l’autorité fondatrice du Prince, l’incurie de la très démesurée bureaucratie fasciste, proprement ingouvernable, semble indélébile. Pour Mussolini, la comédie charismatique suffit provisoirement à figer sa toute puissance de tyranneau : peu importe la complexité insurmontable de ce qui se dissimule sous la bannière illusoire de cette illusoire unité, complexité qu’il aura été incapable de gérer.
La politique urbanistique de Mussolini, à laquelle celui-ci accordait la plus grande importance, participe de la même inconséquence. Dans sa fantasmagorie scénographie, le Duce voulut isoler, marquer, distinguer la Rome des Césars, la faire ressortir du tissu urbain par une démolition massive. Le modèle de la romanité, propre à flatter l’orgueil nationaliste en quête d’identité (Rome, digne vainqueur d’Athènes, Rome, lumière de la Méditerranée) justifia une vaste opération de nettoyage :
« Je dirais que les problèmes de la capitale se divisent en deux grands groupes : les problèmes de la nécessité et ceux de la grandeur… Mes idées sont claires, mes ordres sont précis, et je suis sût qu’ils deviendront une réalité concrète. Dans cinq and, Rome devra sembler merveilleuse à tous les gens de la terre… Vous continuerez à dégager le tronc du grand chêne de tout ce qui l’encombre. Vous ferez des trouées autour du théâtre de Marcellus (sic), du Capitole, du Panthéon ; tout ce qui a poussé tout autour pendant les siècles de la décadence devra disparaître. D’ici à cinq ans, une grande percée doit rendre la coupole du Panthéon visible depuis la Piazza Colonna. Vous libérerez également des constructions parasitaires et profanes les temples majestueux de la Rome chrétienne. Les monuments millénaires de notre histoire doivent se dresser comme des géants dans une nécessaire solitude »1.
Sa majesté la Pioche (ainsi nomme Mussolini cette vaste entreprise de «rénovation»), conduite sous la pression des promoteurs, rase la ville médiévale et baroque, éventre la ville de la Renaissance, pour ne tracer sur cet «espace libéré» qu’un réseau de grandes artères reliant les monuments antiques dégagés des «incrustations parasitaires qui se sont accumulées pendant des siècles d’abandon» aux nouvelles constructions chargées de remplir les blancs de ce chapelet d’édifices élus : «D’ici dix ans, camarades, on ne reconnaîtra plus l’Italie»2. Quelques urbanistes et architectes rationalistes protestent, dénoncent surtout l’imbécillité économique de ces ravages aux conséquences désastreuses ; rien n’y fait : pour le Duce Rome doit devenir un décor vide qu’animeront seules les fêtes rituelles du régime, une ville de carton-pâte sans population (on la déporte dans des bidonvilles), un no man’s land que ponctuent les palais et les stades. C’est là le programme, dont seule la part négative aura été menée à terme - et ces grandes allées, exclusivement bordées de ruines antiques, telles la Via dei Trionfi, la Via dei Cerchi ou la Via del’Impero, sont sans doute l’une des surprises les plus incongrues que réserve Rome à ses visiteurs - mais tout se passe comme si l’on appliquait la tactique d’Haussmann (percements draconiens) sans aucune véritable politique urbaine, plantant ça et là dans le plus grand désordre de gigantesques bâtiments sans autre justification qu’oratoire et destinés au délabrement accéléré après qu’ils aient assumé leur fonction de rideau de scène dans l’opéra-bouffe que jouaient le Duce et ses lieutenants : tout est «improvisé ou esquissé, au mieux, pour pouvoir monter une inauguration ou pour faire un beau discours ».
Alors qu’en Allemagne les statues d’Arno Breker vieillissent dans le parc de sa propriété à Düsseldorf, dérobées à la curiosité des touristes, l’Italie ne dissimule pas les vestiges monumentaux du fascisme. Mussolini avait bien trop détruite pour qu’on puisse infliger une nouvelle table rase aux centres urbains, et les architectes du régime trouveront facilement à se recycler pour les programmes gouvernementaux de l’après-guerre. Il n’y eut pas plus de discontinuité radicale dans l’attitude des intellectuels face au pouvoir lors de l’avènement de Mussolini qu’à sa chute. Tout au plus les édifices les plus compromettants furent-ils voués à un pudique abandon : les statues qui peuplent leurs abords ou qu’abritent leurs porches voient l’éloquence dramatique et ridicule de leur geste demeurer sans écho. Après avoir engendré l’exode des populations civiles vers les borgate infâmes de la périphérie, les constructions de la Rome fasciste, isolées de tout parcellaire urbain, s’enlèvent à leur tour sur un fond de terrain vague : les colosses du «Stade des marbres», curiosité du Guide Bleu (que visite quel voyageur ?), ne sont plus qu’un support à la raillerie ou à la fantasmagorie graphique des voyous, des sportifs ou des homosexuels.
Walter Benjamin l’a montré : l’idéologie fasciste se constituait d’une esthétisation de la guerre. La culture mussolinienne se cimente du souvenir du premier conflit mondial - et les Veuves de Guerre sont les rares femmes, avec les Mères Prolifiques, auxquelles s’intéresse le régime et qu’il donne en exemple de sacrifice (mieux encore si elles combinent les deux attributs : le Duce veut des accoucheuses de chair à canon). La guerre était le facteur d’unification maximale pour une Italie que le Risorgimento n’avait pas réussi à souder, mais en 1932, dix ans après l’arrivée au pouvoir du fascisme, ce culte a des relents de passéisme nostalgique, toutes choses honnies par les trompettes cocoricantes du héros. Cependant la faiblesse économique de l’Italie, secouée comme toute l’Europe par la crise mondiale, ne permet pas encore l’intervention coloniale idéale pour regagner le consensus populaire. L’intervention en Ethiopie, un succès considérable de ce point de vue, aura lieu quatre ans plus tard ; on entendra sur toutes les ondes le fils du Duce raconter ses exploits : « Je me souviens de l’effet que j’ai produit sur un groupe de villageois attroupés autour d’un homme habillé en noir. J’ai lâché une bombe en plein dans le mille et le groupe a fleuri comme une rose. C’était très excitant ». En 1932 les médias n’ont plus et pas encore de telles images à leur disposition : le sport fournira alors le substitut grotesque du spectacle belliqueux, en sera la caricature sublime.
On connaît depuis longtemps la fonction politique du sport : le panem et circenses des Romains l’avait déjà théorisée. Il fonctionne comme une soupape cathartique de l’agressivité sociale et met en jeu tout un réseau de pulsions solidaires, qui vont de l’identification narcissique (mimétique) à l’athlète aux sado masochiques propensions à l’amour musculaire du danger. Mais surtout, tout comme le mythe guerrier dans le discours de Mussolini, il unifie la masse spectatrice tout en l’atomisant «dans la mesure où il s’adresse à tous en général, et à chacun en particulier». Il nie ostentatoirement les particularités individuelles des spectateurs tout en leur ménageant un lieu fictif où se marquer fantasmatiquement : la dramaturgie sportive «reproduit en miniature, au sein des machines à spectacles que sont les stades et les enceintes, toutes les facettes imaginaires et symboliques drames réels de l’existence sociale et politique». Le sport - comme le plus important des spectacles de masse - est le substitut généralisé de toutes les situations conflictuelles de la vie quotidienne, dont il contribue à boucher l’issue en s’imposant comme unique exutoire. La rhétorique emphatique de ses rituels sature d’autant mieux l’espace symbolique du spectateur qu’elle n’emploie que des signes fades dont la colossalité seule vient induire le sens. De la même manière que les slogans mussoliniens cachaient sous leur compacité phrastique une réalité très différenciée, le sport permet aux politiques de forger l’image illusoire d’un public unanime et les médias organisent la reconnaissance narcissique de cette homogénéité pour transformer métaphoriquement la foule du stade en un reflet par anticipation de l’unité nationale. Mais le sport allait fournir à Mussolini un supplément d’argumentation : lors de cette période d’austérité économique, «dans la seconde moitié des années vingt, le fascisme accueille un thème nouveau qui n’apparaît explicitement dans aucun des mouvements philosophiques, spirituels ou artistiques d’où il a tiré son bagage hétérogène de préceptes et de commandements : le refus du bonheur ou, comme les fascistes se plaisaient à le dire, de la vie facile». Le sport fournira à Mussolini l’exemple glorieux de cette pulsion sacrificielle : il «ne comprend pas seulement la contrainte et la violence, mais aussi l’obéissance et la souffrance», écrit Théodor Adorno. C’est pourquoi, dit encore Adorno, «les manifestations sportives ont été les mobiles des manifestations de masse totalitaires. En tant qu’excès tolérés, elles relient le moment de la cruauté et de l’agression au contenu de l’autorité : les règles du jeu discipliné».
Mussolini avait parfaitement compris l’enjeu idéologique du sport et les pouvoirs de fascination, de fascisation, qu’il exerçait sur une foule dont il forgeait de toutes pièces l’unanimité. Il contraignait ses ministres à se rendre au pas de course à leurs convocations et les faisait sauter à travers des cercles de feu. Aussi n’est-il pas un hasard que le Foro Italico - vaste ensemble gymnique qui comporte plusieurs stades (deux d’entre eux sont désaffectés), une piscine couverte (qui fonctionne encore), l’académie de gymnastique, l’académie d’escrime et bien d’autres bâtiments, dont une cafétéria, toujours ouverte - soit inauguré en grande pompe pour le dixième anniversaire du régime. Le sport devenait un moyen de gouvernement et le stade, lieu abstrait, espace de séquestration des énergies, réapparu dans l’histoire lors de la consolidation du capitalisme industriel au XIXème siècle, devenait l’enceinte privilégiée de ce spectacle hautement politique.
On qualifie aujourd’hui Del Debbio, l’architecte du Foro Italico, de néo-piranésien : est-ce à cause de la complexité syntaxique de son plan d’ensemble, proche, dans l’obliquité de ses axes, de celle qu’avait le Champ de Mars imaginé par Piranèse, ou pour son attachement à l’ambiguïté des frontons brisés sous lesquels il niche des statues ? Le Foro Italico n’est certes pas étranger à la symbolique géométrique que Piranèse aura aimé retrouver dans les architectures étrusques et égyptiennes : la boule solaire que l’on aperçoit de loin, les podiums rectangulaires recouverts d’inscriptions qui bordent l’allée centrale participent de cette iconographie abstraite qui aura inspiré l’architecture parlante des révolutionnaires français au XVIIIème siècle. Mais le spectre de la romanité (sinon de la grécité) n’en est pas moins omniprésent, dans les mosaïques d’abord (dont le positif/négatif qui s’effrite sous le soleil est directement inspiré - jusque dans le profil des figures - des vases grecs de la manière noire), dans les bronzes, aux proportions plus Renaissantes cependant, dont il orne la piscine couverte et l’entrée monumentale du stade ; enfin la statuaire marmoréenne dont il cerne ce stade et dont il truffe ses espaces latéraux constitue sans doute le plus lancinant leitmotiv académique de l’appel à la Méditerranée.
La guirlande de statues anonymes imaginée par Del Debbio (les noms des sculpteurs sont oubliés aujourd’hui) reconduisait à son échelle l’olympisme antique : sur le socle de chaque colosse le nom d’une ville est gravé. Participant de la redondance sémiologique du fascisme (la pléthore des signes, l’accumulation emphatique des symboles restent caractéristiques des pouvoirs totalitaires), elle ne propose cependant qu’une iconographie bâtarde, aujourd’hui mutique, et dont le sens échappait sans doute à l’époque : l’athlète au sous-vêtement de marbre (noter le détail méticuleux de la ceinture), serviette sur les épaules, est-il un maître nageur ou un boxeur ? Le représentant d’Aoste un pêcheur sous-marin ; et l’accessoire de tel autre une cape de toréador ? La colossalité des statues ‘elles mesurent plus de trois mètres de haut) est la seule garantie de leur fonction symbolique. Leur gestique est d’ailleurs très pauvre, malgré les apparences (leur nombre et la différenciation des proses de vue accentue dans ce livre leur diversité) : du salut fasciste à la présentation ostentatoire de l’accessoire d’un sport particulier, les bras de ces corps sont gelés dans un nombre restreint d’attitudes académiques dont il serait aisé de reconstituer le répertoire, à partir du grand catalogue de postures (membra disjecta) que fournit le corpus de l’antiquité classique. Les proportions elles-mêmes sont assez communes et le malabar issu des prospectus de faméliques instituts de culture physique a la préférence sur l’éphèbe langoureux ou sur le doux songeur (hors stade cependant un enfant solitaire exhibe sa mélancolie. Sou la ceinture, les poses sont cependant moins banales : le déhanché provocateur, parfois souligné d’une culotte suggestive fait place à la marche, au farniente voyou (jambes de ballerine) ou au triomphalisme claironnant.
La sérialité de l’ensemble vient cependant annuler ces particularités : le plus surprenant vient plutôt de la blancheur sucrée de ces nudités, qui se détachent sur le fond brique rouge des bâtiments de Del Debbio. Du vêtement comme simple accessoire de la statue, comme un ornement superflu qui nous prive de sa nudité essentielle, selon la conception de Kant, les sculpteurs fascistes concluent à son inutilité ou mieux : à sa nuisibilité. Sans s’effaroucher d’un certain ridicule (le skieur nu), ils auront ménagé des vues ascensionnelles sur ces culs de molosses (de la cafétéria, une rangée de derrières se découvre aux yeux des consommateurs). Et les sexes plus stylisés sur lesquels s’arrêtent, d’en bas, les regards (c’est le premier accident du corps) ne seront recouverts que fort tard d’une feuille de vigne très kitsch - du sur-kitsch sur du kitsch - en plastique vert, très proche, quant à sa taille et à sa couleur, d’une feuille de choux.
A la différence de l’esthétique nazie, l’image féminine sera absente de la statuaire naturiste de ces stades. Le sport leur sera d’ailleurs interdit, en raison des dangers qu’il comporte (selon Mussolini), pour la maternité. Le fascisme italien qui ne parle que du lait féminin, voue un véritable culte à la procréation (chair à canon), ne représente ses femmes que vierges, vestales, maigres mater dolorosa : telles ces sculptures abritées dans les niches du Palis de la Civilisation italienne construit par La Padula pour la grande exposition commémorative, E.42, que Mussolini projetait pour le vingtième anniversaire de son régime. Si le fondement idéologique du national-socialisme est bien l’inhibition sexuelle de la petite bourgeoisie, comme le veut Reich, si la paranoïa se constitue d’un refoulement de l’homosexualité (comme l’explique Freud), force nous est d’admettre que sur les stades la nature homosexuelle et misogyne du fascisme (montrée par Visconti dans Les Damnés) s’affiche sans équivoque. Excluant (olympiquement) les femmes de sa batterie de symboles, le stade mussolinien cloître les hommes dans l’encerclement d’une socialité confinée, sans issue : les statues ne peuvent que se regarder.
Il ne pas ici de donner un statut esthétique à une telle production statuaire, mais de dresser un constat photographique, d’autant plus que la matière de ce livre est devenue contradictoire : ces hommes de pierre à l’abandon ne sont pas oubliés des graffiteurs, qui y ont trouvé un support de choix et se réapproprient ces grandes bâtisses redondantes, désormais inutiles. C’est l’une des ironies les plus justes de l’Histoire que de voir l’arrogante monumentalité de ces géants ridiculisée par les inscriptions qui les voilent. Le socle d’abord est le lieu de prédilection du barbouilleur, mais aussi, très rarement, la phrase graffitée épouse les volutes de la toge ou le galbe de la jambe, formant comme un écran entre la blancheur du marbre et l’espace environnant ; parfois encore le dessin supplée au sexe manquant de la pierre. Les inscriptions gravées elles-mêmes sont parasitées dans cette folie scripturale qui n’est pas loin d’atteindre les proportions new-yorkaises : Viale dei Discoboli devient Viale dei Boys. Cependant, l’on est frappé de la monotonie de ces inscriptions (le mot Roma, comme dans les lettres gravées par les sculpteurs mussoliniens, y est privilégié, même si c’est pour dénoncer la situation sanglante de la vie politique italienne actuelle, comme si le support de ces graphismes n’était pas indifférent et que la nature pléonastique des statues et des bâtiments se répercutait sur la jubilation parasitaire de ces tracés et leur ôtait toute velléité d’originalité. Des mots d’amoureux et des rendez-vous mâles, des proférations néofascistes ou antifascistes, des messages codés, des figures pornographiques : rien que de très attendu ; la plus comique de ces inscriptions (une injure que tel détracteur frustré du Lazio - l’équipe vedette nationale de je ne sais plus quel jeu - inflige à ces idoles) livre cependant la vérité de la pulsion sportive, et peut-être du fascisme.
Nul doute que l’exploration de l’art patriotico-tumulaire de tous les pays (dont quelques exemples illustrent cette préface) constituerait un intéressant dossier, à la fois sinistre, grotesque et savoureux, et que le feuilleté de graffitis dont sont recouverts toutes ces monumentales effigies nous apprendrait plus sur l’histoire des peuples que ses fétiches commémoratifs.
Yve-Alain Bois
[1] Discours du 31 décembre 1925, cité par Leonardo di Mauro et Maria Teresa Perone
[2] Discours du 30 octobre 1926, ibidem